La Parole au prix du sang

Parmi les plus grandes violences de notre temps figure l’instrumentalisation des textes sacrés. Ce n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui encore, des versets millénaires sont convoqués pour justifier l’injustifiable : exclusion, colonisation, domination, voire massacre. Une fois encore, la Bible, parole de vie, est détournée en parole de conquête. Et dans ce dévoiement, c’est aujourd’hui le peuple palestinien qui en paie le prix, dans sa chair et sa conscience.

En octobre 2023, au cœur de la guerre menée contre Gaza, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou cite publiquement le verset biblique : « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek […] Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous les cieux, ne l’oublie pas » (Deut 25:17-19). Il inscrit cette référence dans le contexte de l’action militaire, traçant un parallèle entre les ennemis bibliques des Israélites d’alors et les Palestiniens d’aujourd’hui. Amalek, dans le texte, est l’archétype de l’ennemi absolu, voué à l’anéantissement.

Ce glissement du texte sacré vers la stratégie militaire n’est pas anodin. Il transforme la guerre en mission divine, et les civils en cibles légitimes. Il ne s’agit plus d’un conflit politique, mais d’une guerre sacralisée. Une guerre où la parole de Dieu est invoquée non pour protéger la vie, mais pour la nier. Certaines voix s’élèvent pourtant, comme celle du journal israélien Haaretz, qui titre : « Laissez la Torah en dehors de vos fantasmes d’anéantissement de Gaza » ou « Quand des Juifs entrent dans un village arabe et brûlent des maisons le Shabbat, est-ce du judaïsme ? » Mais ces interpellations restent lettres mortes.

Le recours à Amalek n’est pas un détail. C’est une clé de lecture d’une idéologie religieuse extrême qui infiltre certains discours politiques contemporains. Une idéologie qui efface l’humanité de l’ennemi, qui justifie l’impardonnable, et qui fait taire la conscience au nom d’un texte. Sur ce point, les chrétiens palestiniens, dans leur document Kairos Palestine de 2009, avaient déjà mis en garde : la Bible peut devenir dangereuse lorsqu’on la manipule.

Depuis des siècles, on a tenté de faire dire à la Bible ce qu’elle ne dit pas. Elle ne fonde pas une politique d’occupation. Elle ne peut être mobilisée pour renforcer la domination d’un groupe sur un autre. Elle ne justifie aucune hiérarchie entre les peuples. Elle ne bénit pas l’effacement d’un peuple.

Au contraire, la Bible parle d’un Dieu qui renverse les puissants, qui libère les captifs, qui pleure sur les villes, qui marche avec les marginalisés. Un Dieu qui ne se réduit à aucun camp, qui ne connaît pas les frontières humaines, et qui rend toute terre sainte quand on y respecte la justice. Elle parle d’un Dieu qui écoute le sang crier depuis la terre. Intégrer Amalek à Gaza, comme l’a fait le Premier ministre israélien – et comme le pensent aussi certains chrétiens – c’est trahir l’esprit même de la Parole. C’est la figer dans la peur, la détourner vers la haine, et faire de Dieu, encore une fois, un instrument de mort.

Ces souffrances actuelles font surgir des questions : À qui appartient la terre ? Qui était là en premier ? De qui Dieu est-il le plus proche ? Mais ces questions sont faussées dès le départ, parce qu’elles oublient que ce qui est vraiment sacré, ce n’est ni le sol, ni les murs, ni les drapeaux, ni un Etat, deux voire douze, mais la Vie. Ce sont les hommes, les femmes et les enfants qui habitent la terre.

La Bible nous le rappelle : le lien entre terre et sainteté n’est jamais automatique. La terre est donnée, mais elle peut être perdue. Elle est appelée à être féconde, mais elle peut rejeter ses habitants s’ils brisent le pacte. Ce n’est pas la possession qui compte, mais la justice. Et une terre juste est une terre partagée. C’est une terre où l’on vit ensemble, pas une terre que l’on divise. La vraie question n’est pas : « Qui a droit à la terre ? », mais : « Comment habiter cette terre ensemble, et en faire un lieu de rencontre, de soin, de paix et de justice ? »

L’actualité de Gaza, dévastée, rappelle la tentation persistante de mobiliser la Bible pour légitimer des actes d’exclusion, voire d’annihilation. Voir ici la Genèse devenir acte notarié, constater que là les promesses faites à Abraham deviennent un cadastre fondé sur un droit exclusif releve de l’aberration. Cela efface ceux qui vivent en ces lieux, les réduit à des ombres, ou les transforme en cibles.

L’idéologie commence là où l’on prétend que la foi n’a plus besoin d’interprétation. Là où la Parole devient prétexte, et non appel. Or, les Écritures racontent des humains en lutte, en désaccord, en chemin. Abraham plaide pour Sodome. Moïse doute. Jonas fuit. Jésus pleure sur Jérusalem. Paul s’efface devant l’amour. La foi ici n’est pas autorité mais vulnérabilité. Elle est écoute et hospitalité. Elle est mémoire, errance, et rupture. Elle rappelle que la terre est donnée, jamais conquise. Et qu’un don se défigure quand il sert à exclure.

À l’inverse, l’idéologie religieuse trie les versets, ignore les voix qui dérangent. Elle fabrique un Dieu à l’image de ses certitudes. C’est ainsi qu’on justifie un siège, une annexion, une guerre, au nom de Celui qui s’identifie aux crucifiés.

Dans certaines lectures contemporaines, la promesse divine justifie l’exclusion humaine. Peu importe que la terre soit habitée par des enfants, des familles, des peuples. Et, parfois, on convoque Dieu uniquement pour justifier des murs. Le texte sacré devient alors un masque, un écran pour ne plus voir.

Mais les Écritures refusent cela. Le Lévitique rappelle que « la terre vomit ses habitants » quand la justice est trahie. Les prophètes hurlent contre l’injustice. Le Christ refuse les clôtures identitaires : il affirme que le Père habite la brèche, non les camps. Et c’est cette brèche que Gaza crie aujourd’hui.

Les Écritures ne disent pas « défends ton héritage » mais « souviens-toi que tu as été étranger ». Et dans l’instant présent, l’étranger que beaucoup refusent de voir, c’est le Palestinien de Gaza. 

C’est pourquoi la foi demande du courage. Le courage de voir ce qui se passe, d’écouter les voix oubliées, d’interpréter, de douter. De lire les textes avec des mains non violentes. De refuser que des versets deviennent des murs. De ne pas dire « Dieu » pour justifier l’injustice. La vraie sainteté ne se mesure ni à la force des murs, ni à l’ancienneté des titres, mais à la dignité de celles et ceux qui vivent, aiment et souffrent sur cette terre.

Le vrai sacré, c’est hier la mémoire des 700 000 exilés de la Nakba, la cicatrice du massacre de Deir Yassin, les attaques de la colonie d’Ariel, d’Halera, ou de la synagogue de Jérusalem, les morts du 7 octobre 2023. Et aujourd’hui, c’est cette main qui cherche un enfant sous les tonnes de gravats et les ferrailles tordues de Gaza.

Le vrai sacré, c’est aussi la voix qui refuse de haïr. C’est là que Dieu habite : pas dans les certitudes, mais dans le cri. Et ce cri dit aujourd’hui : toute foi qui exclut a cessé d’être foi. Toute Parole qui tue est déjà morte.

Dans un monde où la Parole est capturée et parfois militarisée, il y a urgence à garder vivante une parole faible mais libre. Une Parole qui suppose une éthique de l’interprétation, un art du discernement, une capacité à dire : « Je ne sais pas, mais j’écoute. »

La Terre promise, c’est celle où tous les peuples peuvent, ensemble, construire un avenir. Là où l’on divise, la Parole appelle à partager. Là où l’on expulse, elle appelle à accueillir. Là où l’on tue, elle appelle à vivre.

Peut-être est-ce cela, aujourd’hui, que nous devons réapprendre : non pas posséder la Parole, mais la servir. Non pas hériter de la terre, mais l’habiter ensemble. Non pas affirmer, mais espérer. Espérer, contre la grêle des démentis. Confiants que c’est dans cette espérance que souffle  l’Esprit de Dieu ou encore son Verbe… 

Pasteur Jean-Paul Nuñez

Semaine Sainte 2025

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