La Terre profanée

1  Une guerre qui dépasse les frontières

Le conflit en cours à Gaza révèle une vérité brutale : la guerre moderne n’a plus de frontières. Elle excède le champ de bataille. Elle franchit les murs, infiltre les corps, dissout les équilibres. Elle empoisonne l’air, corrompt les sols, fracture les esprits. Ce ne sont plus seulement des ennemis qu’on abat. C’est le vivant qu’on expose à la ruine.

Frapper un adversaire, aujourd’hui, c’est percer son propre habitat. Ce qu’on croit extérieur revient. Non comme symbole, mais comme effet réel : résidus toxiques, poussières de guerre, ondes de peur et de haine. Osée l’annonçait déjà : « Puisqu’ils ont semé le vent, ils moissonneront la tempête » (Os 8.7). Et Ésaïe ne visait pas l’ennemi lointain, mais son propre peuple : « Vos mains sont pleines de sang » (Es 1.15). Porter la violence au-dehors, c’est contaminer ce qu’on est en dedans.

Une frappe ne laisse pas seulement des ruines visibles. Elle pulvérise la matière, déstructure les corps, libère des particules qui ne disparaissent pas. Substances cancérigènes, métaux lourds, poussières biologiques invisibles. Ce sont les traces persistantes d’une guerre sans fin. Ce que la science appelle polluants, les prophètes l’appelaient déjà le fruit d’une pensée corrompue : « Je fais venir sur ce peuple le mal, fruit de leurs pensées » (Jr 6.19). La guerre est pensée avant d’être tirée.

Ce mal n’est pas tombé du ciel. Il vient d’un choix : celui de sacrifier la justice pour conserver le pouvoir. Ézéchiel le voyait déjà : un pays ravagé, des espèces disparues, un sol qui ne porte plus rien (Ez 22.29-31). Ce n’est pas une métaphore : c’est la réalité d’un monde rendu inhabitable par ceux qui devaient en prendre soin. La terre n’est pas sainte par géographie : elle l’est par l’usage qu’on en fait. La profaner, c’est la rendre muette, incapable de nourrir, de relier, de transmettre.

Cette pollution est plus qu’un désastre environnemental. Elle signe une faillite morale. Une rupture avec les fondements mêmes de l’Alliance : justice, accueil, protection du faible. Elle dit l’abandon d’une responsabilité fondamentale — celle de rendre la terre habitable, pour l’autre comme pour soi.

Et cette faillite n’épargne personne. Car dans un monde sans barrières naturelles, les résidus ne s’arrêtent pas à la ligne de front. Ils passent. Ils se dispersent. Ils pénètrent les villes de l’agresseur. La sécurité devient illusion. Habacuc l’avait dit sans détour : « Malheur à celui qui bâtit une ville avec le sang… Les peuples travaillent pour le feu » (Ha 2.12-13).

Ce que les prophètes annonçaient, c’est ce que nous voyons : toute société qui prétend se protéger par la force finit par creuser sa propre instabilité. Une terre qui exclut ne peut être un refuge. Une paix fondée sur la peur n’est pas la paix. Même celui qui croit frapper pour se défendre finit par s’asphyxier. Amos le savait : « Ils respirent la poussière des faibles » (Am 2.6-7). Cette poussière n’est pas seulement matière. Elle est jugement.

Ce qui se joue ici n’est pas une série d’atrocités. C’est une altération fondamentale du monde habité. Une logique de destruction systématique. Ésaïe l’avait vu venir : « La terre a été profanée… la malédiction la dévore » (És 24:5-6). Ce n’est pas un châtiment. C’est une conséquence. Quand la justice s’effondre, la terre suit.

2  La logique autodestructrice

Jérémie empruntait les mots mêmes de la Genèse pour désigner l’effondrement : « J’ai vu, et voici, la terre était informe et vide » (Jr 4.23). Ce n’est pas une image religieuse : c’est une alerte. Une société qui choisit la domination affaiblit ses propres fondations. Car dans l’ordre du vivant, du juste et du spirituel, rien n’est séparé. Briser une seule trame, et tout menace de céder.

Dans ce contexte, la notion même de victoire devient vide. La guerre ne tranche plus : elle empoisonne. Elle ne protège rien, elle ouvre des brèches. La précision technique est un leurre. Une bombe, même guidée, tue indistinctement. Elle pulvérise les corps, les liens, les terres, les cycles. Elle laisse derrière elle des pathologies durables, visibles ou non.

Ézéchiel dénonçait cette illusion d’une violence maîtrisée : « Ils crient ‘paix !’ là où il n’y a pas de paix, et ils enduisent de plâtre les murs en ruine » (Ez 13.10). Le plâtre ne retient rien. Il cache. Et il cède. Croire que la guerre peut être propre ou stratégique, c’est ignorer qu’elle consume toujours plus que ce qu’elle vise.

Même Josias, loué pour sa réforme, tombe dans un conflit qu’il pensait juste (2 R 23:29). L’intention n’a pas suffi. Car lorsqu’on entre dans la logique de l’affrontement, on ne gouverne plus. On s’égare. Les prophètes l’avaient dit : la guerre dévore même ceux qui croient la maîtriser.

Alors la question s’impose : quel est le but réel ? Si la guerre ne sauve pas de vies, n’apaise pas les tensions, n’installe pas la justice — à quoi sert-elle ? Elle devient un rouage : celui du profit, de la peur, du pouvoir par la menace. Une mécanique qui alimente ceux qui vendent des armes et ceux qui règnent par l’insécurité.

Amos le disait sans détour : « Vous avez bâti des maisons en pierre de taille, mais vous ne les habiterez pas » (Am 5:11). Ce qui est édifié sur le sang ne dure pas. Michée le confirmait : « Ils bâtissent Sion avec le sang, Jérusalem avec l’injustice » (Mi 3:10). Ce n’est pas seulement la paix qu’on trahit, mais l’idée même de promesse. Une terre militarisée ne peut être dite « promise ». Elle perd son sens. Elle devient un lieu de chute.

Ceux qui prétendent protéger finissent prisonniers de leur propre système. Ce qui devait assurer la sécurité devient piège, ce qui devait préserver devient étouffement. Gouverner par la peur, c’est désarmer la conscience. C’est préparer un retour de flamme. Car toute frappe déclenche des ondes : elles se propagent dans les airs, les mémoires, les sociétés. Les bombes ne respectent pas les frontières. La haine non plus. Jérémie le résume : « Ils ont semé du blé, ils moissonneront des ronces » (Jr 12:13).

Dans ce contexte, nommer les choses devient un acte vital. Quand une population entière est ciblée dans ses lieux de vie, de soin, d’éducation, lorsque l’eau, l’électricité, les secours sont coupés — parler de génocide n’est pas outrance, mais exactitude morale. Ésaïe le disait déjà : « Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien… redressez l’opprimé » (Es 1.15-17).

Mais aujourd’hui, dire cela, c’est s’exposer. La parole devient suspecte. Critiquer, c’est risquer l’exclusion, la sanction, le soupçon. Le débat se resserre. Le désaccord devient trahison. Le langage, lui aussi, est déformé.

Et cela aussi, les prophètes l’avaient vu. Ésaïe avertissait : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal » (Es 5.20). Quand les repères sont inversés, l’éthique s’effondre. Ce n’est pas seulement la brutalité des actes qui détruit, mais la fabrication du mensonge autour d’eux. Quand les mots trahissent, la conscience s’éteint.

3  Quand la parole devient menace

Refuser la guerre, aujourd’hui, ce n’est pas seulement dire non à la violence. C’est défier un système. C’est contester un langage, une logique, une peur organisée. Et c’est pourquoi ce refus dérange.

Car dans ce climat, toute voix qui s’élève devient cible. Non pas pour ses erreurs, mais pour sa lucidité. Le prophète Jérémie l’a vécu : emprisonné non pour avoir menti, mais pour avoir nommé la vérité à venir. Ses accusateurs disaient : « Cet homme ne cherche pas la paix pour ce peuple, mais le malheur » (Jr 38.4). Le mensonge se présentait alors comme patriotisme. La vérité, comme trahison.

Ce déplacement n’est pas seulement politique. Il touche à la conscience. Il détruit la liberté intérieure. Penser hors du discours dominant devient une faute. Douter, questionner, critiquer : autant de risques. Ce n’est plus l’action qui est jugée, c’est la parole. C’est la capacité à discerner. Et cela, les régimes instables ne le tolèrent pas.

On assiste alors à une inversion perverse : ceux qui défendent les droits humains sont accusés de trahir l’ordre. Ceux qui protestent contre l’injustice sont soupçonnés d’encourager le chaos. Dans certains pays, nommer un crime devient en soi un crime. Étudiants sanctionnés, enseignants suspendus, intellectuels réduits au silence. L’indignation devient suspecte. Le débat se ferme.

Cette dérive n’est pas neuve. Amos l’avait déjà crié : « Ils haïssent celui qui reprend à la porte, ils ont en horreur celui qui parle avec intégrité » (Am 5.10). Le pouvoir ne craint pas la violence. Il craint la voix qui la dévoile. Car cette voix, si elle n’est pas brisée, peut fissurer toute la structure du mensonge.

Voilà pourquoi les paroles prophétiques sont étouffées. Non pas parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles sont précises. Parce qu’elles réveillent. Parce qu’elles troublent.

Mais une parole juste, une fois semée, ne meurt pas. Elle germe ailleurs. Elle survit aux censures. Elle échappe au contrôle. Ce n’est pas la parole qui est fragile, c’est le système qui cherche à la faire taire.

4  Le jugement d’une époque

Ce qui se joue ici dépasse les limites d’un territoire. Ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas une crise régionale. C’est une faille dans l’ordre moral du monde. Une ligne rouge franchie. Visible. Inconfortable. Et trop souvent ignorée.

Les prophètes ont averti : quand on refuse de voir la fracture, ce n’est pas seulement l’autre qu’on laisse tomber. C’est soi-même qu’on expose à la perte. L’histoire d’Israël le montre avec clarté. Ce n’est pas la force de l’ennemi qui a provoqué sa chute, mais son propre aveuglement. Son refus d’entendre. Son incapacité à revenir à la justice. Jérémie le dit sans détour : « Tu t’es livré à l’iniquité… c’est pourquoi ton pays sera un objet de désolation » (Jr 2.19-20). Et Osée ajoute : « Mon peuple est détruit parce qu’il lui manque la connaissance » (Os 4.6). Non la stratégie, mais le sens. Non le pouvoir, mais la conscience.

Refuser la guerre, c’est refuser une logique : celle de la domination, de l’effacement, de l’inhumanité. Même en silence, même à distance, on participe à cette logique quand on s’abstient de nommer ce qu’elle fait. Et cette complicité n’est pas neutre. Elle devient faille. Une brèche par laquelle s’infiltre le vide. Car un État qui fait de la guerre son langage ordinaire finit par s’éroder de l’intérieur. Il perd ce qui fonde son autorité : la capacité à protéger, à éduquer, à soigner, à rendre justice.

Ésaïe l’avait vu : « Votre pays est dévasté, vos villes sont consumées par le feu ; des étrangers dévorent votre sol sous vos yeux » (Es 1.7). Il ne parle pas ici d’invasion, mais d’abandon. Le pays ne tombe pas sous les coups des autres. Il se vide, faute d’avoir gardé sa vocation.

C’est aujourd’hui que tout cela se joue. Pas seulement pour un peuple sous les bombes, mais pour l’idée même de civilisation. Car quand la guerre devient normale, c’est l’humain qui devient secondaire. Et souvent, la chute commence là où l’on se croyait invulnérable.

Israël, autrefois, croyait son temple intouchable. Jérémie avertissait : « Ne vous fiez pas à des paroles mensongères, en disant : “C’est ici le temple de YHWH !” » (Jr 7:4). Ce n’est ni la religion, ni l’histoire, ni la force qui protègent. C’est la justice. C’est la miséricorde. C’est la reconnaissance de l’humain dans l’autre.

Chaque frappe, chaque silence, chaque enfant effacé, chaque protestation étouffée devient un verdict. Non contre un seul camp. Contre une époque. L’histoire n’absoudra pas ceux qui se sont tus. Elle n’excusera pas ceux qui ont détourné le regard, alors que la voix des prophètes disait encore : la paix ne tient pas sans vérité, et l’avenir ne tient pas sans justice.

Les anciens l’avaient compris : il n’y avait pas d’avenir dans la guerre, même pour Israël. Et aujourd’hui encore, il n’y en a pour aucun peuple. Sans aucune exception.

Pasteur Jean-Paul Nunez

30 avril 2025 (50eme anniversaire fin de la guerre du VietNam)

Publications similaires